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Penser les théories du complot

Cet article vient compléter mon intervention dans le dossier sur les théories du complot paru dans La Gazette Montpellier, numéro 1702 du 28 janvier au 3 février 2021.





Sommaire :




Quels processus cognitifs peuvent expliquer l’adhésion aux théories du complot ? Quels biais cognitifs ? Comment contourner ces biais ?


L’expression « biais cognitifs » sous-entend qu’il s’agit de mauvaises façons de penser. Or, dans la vie de tous les jours, avant de nous conduire parfois à l’erreur, ces raccourcis de pensée, nous permettent de faire des approximations rapides et souvent efficaces des problèmes que nous rencontrons en les simplifiant et en réduisant l’incertitude.


Parmi les « biais cognitifs » qui peuvent expliquer comment une croyance s’entretient, il y a en effet le biais de confirmation qui est la tendance à agir de telle sorte que notre croyance initiale est toujours plus confirmée. Par exemple, si vous pensez que la terre est plate, vous aurez tendance à aller voir des vidéos sur YouTube qui confirment cette idée plutôt que l’inverse.


Mais nous pourrions également parler du biais téléologique qui nous pousse à croire que les événements ont une finalité, qu’il n’y a pas de hasard, avec comme exemple chez Voltaire le personnage de Pangloss qui affirmait « Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes ; aussi avons-nous des lunettes. ». L’on imagine comment l’apparition fortuite d’un virus déclenchant une pandémie peut mener à des recherches de finalités, de buts.


Les sciences cognitives ont listé près de 200 biais cognitifs et nous pourrions faire appel à un grand nombre d’entre eux pour expliquer l’adhésion aux théories du complot.


"Mais que l’on soit bien clair, il n’y a pas d’un côté les complotistes victimes de leurs « biais cognitifs » et de l’autre les personnes qui pensent correctement."

Nous avons tous recours à ces heuristiques. Les biais cognitifs ne peuvent pas à eux seuls expliquer qu’une personne adhère aux théories du complot.


Vivre ce n’est pas appliquer une méthode scientifique et les biais cognitifs, bien que n’étant pas soumis aux règles de la logique formelle apportent souvent plus de bénéfices et sont plus adaptés aux situations du quotidien.


Dans la littérature scientifique, plusieurs dimensions de la pensée sont associées à l’adhésion aux théories du complot. La pensée analytique est la tendance à résoudre les problèmes par la compréhension des principes logiques et l'évaluation des preuves. Les personnes qui adhèrent aux théories du complot ont plutôt une pensée analytique faible ainsi qu’une faible ouverture d’esprit et un plus grand besoin de certitudes. (Voir l'article sur les mécanismes de pensée dans les théories du complot)


Il faut donc exercer notre pensée analytique et contrer nos besoins de certitudes. Il faut également apprendre à penser contre soi, à se dépasser, à accepter le changement inhérent au simple fait d’être vivant.



Certains chercheurs parlent de "l'effet Dunning-Kruger” ou effet de surconfiance pour qualifier le comportement des complotistes qui pensent “savoir mieux que les scientifiques”, notamment face aux incertitudes du COVID. Qu’en dites-vous ? Et que faire face à ce genre de comportement pour ne pas “braquer” quelqu’un ?


Dans un premier temps il est peut-être utile de rappeler que l’effet Dunning-Kruger fait référence à la tendance qu’ont les novices à surestimer leurs compétences dans un domaine par rapport à leurs compétences réelles et non pas par rapport aux compétences d’autres personnes. L’effet Dunning-Kruger ne permet donc pas d’expliquer que certains novices complotistes pensent savoir mieux que les scientifiques.


Je crois que ce flot d’informations depuis des mois, l’imprévisibilité de l’épidémie et les discours parfois contradictoires des autorités, ont conduit certains d’entre nous à se tourner vers des récits d’allure plus cohérente afin de se rassurer et de se projeter.


Certains d’entre nous qui ont peut-être la sensation de ne pas occuper une place valorisée dans la société, ou bien qui l’ont perdue des conséquences de cette pandémie, trouvent ici un moyen d’exister socialement, dans une position « forte », celle de celui qui détient un savoir que la masse ne peut pas comprendre ou n’a pas encore compris.



Les théories du complot cherchent à expliquer des phénomènes qui sont scientifiquement difficiles ou impossibles à prouver. On entend souvent que le complotisme se niche dans le vide. Comment, en psychologie, expliquer cette “peur du vide” ? Et ainsi, comment prouver que quelque chose qui n’existe pas, n’existe pas ?


Sans entrer dans des considérations épistémologiques pointues et que je ne maitrise pas, la science expérimentale a plutôt tendance à suivre les principes formulés par Karl Popper (reproductibilité et réfutabilité) et ne cherchent donc pas à prouver une théorie mais bien plutôt l’inverse. Il s’agit de mettre à l’épreuve une théorie pour voir si elle résiste à l’expérience. Autrement dit, la connaissance scientifique actuelle est plutôt non-fausse que vraie. Là encore, l’idée étant d’accepter que notre rapport à la connaissance évolue et que l’incertitude fait partie de cet accord avec le changement.


Chacun d’entre nous a un besoin de clôture cognitive différent. Le besoin de clôture cognitive est le désir qu'a un individu d'obtenir une réponse définitive sur un sujet donné, peu importe la qualité de cette réponse pourvu qu’elle annule la confusion et l'ambiguïté. Un besoin de clôture cognitive fort est l’une des caractéristiques de la pensée complotiste. Autrement dit, les personnes qui supportent moins bien l’incertitude par rapport à une question donnée auront tendance à s’accrocher à des réponses définitives et d’allures cohérentes, comme celles proposées dans les théories du complot.


On ne peut pas prouver que quelque chose n’existe pas. Dans les milieux sceptiques et rationalistes, on appelle cela « la charge de la preuve ». C’est-à-dire que c’est à la personne qui avance une idée nouvelle par rapport au dogme établi d’apporter des éléments suffisamment sérieux pour que sa proposition soit considérée. Ce qui est avancé sans preuve peut être rejeté sans preuve.


"Prenons l’exemple d’une personne vous affirmant l’existence des licornes (dans sa version animale et vivante bien entendu) et vous demandant de prouver que les licornes n’existent pas. Vous serez alors bien embêté."

Et même en répondant que vous n’en avez jamais vu, il y a fort à parier que vous n’avez jamais vu non plus d’onde radio ou d’atome. C’est donc à cette personne de vous apporter des éléments visant à reconsidérer les connaissances actuelles en termes de licornes.



Comment se positionner face à un “complotiste” ? Faut-il faire preuve d’un raisonnement rationnel ? Faut-il donner des faits, chercher à convaincre ? Essayer de le faire revenir à la raison ? Est-ce vain, ou au contraire, constructif ? L’humour peut-il être une porte d’entrée ? Faut-il forcément répondre aux complotistes ?


Les théories du complot cherchent à expliquer les événements historiques ou contemporains par l'action secrète de groupes d'individus puissants. Celui qui détient ce savoir caché peut alors se sentir narcissiquement valorisé et au-dessus de la masse, au-dessus des « moutons ».


C’est probablement cette dimension narcissique qui nous fait craindre de braquer quelqu’un qui défend une théorie du complot car nous ressentons que cette personne a beaucoup à y perdre. En revanche, je crois qu’il faut bien nuancer le niveau d’adhésion des personnes à ces théories et la dénomination « complotiste » est souvent inappropriée et même contre-productive dans une démarche d’échange et de discussion.


Il me semble que lors d’un échange de cette nature il conviendrait de se poser mutuellement la question suivante :

"Suis-je prêt à potentiellement changer d’avis ?"

Si la réponse est non, alors il n’y a pas d’enjeu de conviction. Si la réponse est oui, il peut également être intéressant de se demander ce qui pourrait nous faire changer d’avis. Ces 2 questions préliminaires ne sont déjà pas si évidentes.


Ensuite, il ne me semble pas que la question soit de l’ordre de la raison. Certaines théories du complot sont très rationnelles dans le sens où elles n’enfreignent aucunes règles logiques. L’idée, par exemple, selon laquelle le virus a été créé dans un laboratoire chinois à des fins militaires n’est pas irrationnelle. Par contre, cet énoncé fait intervenir plus d’éléments non documentés que l’hypothèse d’un virus transmis de l’animal à l’homme comme cela s’est déjà produit. C’est ce que l’on appelle le rasoir d'Ockham ou principe de simplicité. Cela ne veut pas dire que le deuxième énoncé est vrai, mais c’est un principe de raisonnement qui propose de privilégier l’explication qui fait appel au plus petit nombre d’hypothèses non documentées.



Comment démontrer à un complotiste que sa théorie est fausse, sans lui faire sentir qu’il serait “imbécile” ?


L’une des façons de communiquer les moins conflictuelles, pour peu que la démarche soit honnête, est le questionnement. Nous nous efforçons tous d’être de bonnes personnes. Un reproche est alors facilement pris pour une injustice et la réaction la plus immédiate sera de se défendre, plutôt que d’analyser le reproche en question. Ainsi, se poser des questions sur ce que l’on sait, sur ce que l’on croit savoir, sur les moyens utilisés pour arriver à ces connaissances, etc. peut ouvrir la discussion et l’échange sous une forme de questionnement socratique bienveillant.


Comme évoqué précédemment, il me semble important d’appliquer à soi-même ce que l’on peut attendre de l’autre, à savoir la possibilité de changer d’avis, dans le cas contraire chacun sera vécu par l’autre comme un prosélyte plus ou moins coercitif ou rabaissant.


Pour en revenir à la question des biais cognitifs qui influencent nos prises de décisions, pour le meilleur et parfois le pire, « les coûts irrécupérables » doivent être pris en compte dans un échange avec une personne qui adhère à une théorie du complot.


"Nous avons tendance à continuer à investir, en vain, une idée, un comportement ou un projet, d’autant plus qu’on y a mis de l’énergie précédemment et ce malgré l’impasse qui s’est révélée en chemin."

Cela peut vous évoquer l’entêtement de certains autour de thérapies qui semblaient prometteuses ai départ, par exemple. Mais on peut également l’illustrer par ce petit message qui vous interpelle avant de quitter un site d’achat en ligne sans avoir finalisé votre commande, vous rappelant que vous allez tout perdre si vous partez. Il faut donc prendre en considération le niveau d’investissement de votre interlocuteur dans le message qu’il défend pour appréhender le coût que cela représenterait pour lui de changer d’avis.



Comment faire la différence entre une théorie du complot et un vrai complot ?


Le mille-feuille argumentatif fait passer une accumulation d’indices, souvent des coïncidences, pour des preuves. Le temps pris pour contre-argumenter fait le jeu de la théorie complotiste qui peut être considérée comme vraie par certains, en attendant. Hélas, les dégâts sont déjà là. C’était le cas quelques années auparavant pour les théories conspirationnistes autour des Illuminati, c’est le cas aujourd’hui avec le COVID ou le mouvement Qanon.


Comme pour la voyance, les théories du complot regorgent de prédictions et certaines d’entre elles peuvent finir par coïncider avec des éléments de réalité. Les tenants préfèreront souvent omettre la quantité de prédictions jamais réalisées et donc conforter leurs croyances.


Il semble important à l’heure actuelle de travailler notre rapport à la connaissance et à l’information en général. Les espaces d’échanges contradictoires sont plus sains que les discussions entre tenants qui elles, alimenteront sans fin les croyances. Il faut savoir remettre nos connaissances entre les mains d’institutions de confiance car nous ne sommes pas en mesure d’analyser des connaissances dans tous les domaines, que ce soit par manque de compétences ou de temps. Prenons le cas du GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat) qui est un organisme représentant 195 Etats et dont la mission est d’effectuer une synthèse des études scientifiques sur l’influence de l’homme sur le climat, que ce soit sur des points qui font consensus ou sur des points qui font débat. Plus il y a de personnes impliquées dans un processus d’information, moins il y a de chance qu’ils soient tous malhonnêtes et moins il y a de chance que le secret du complot soit gardé.


Dans notre rapport à l’information, et ce d’autant plus dans nos sociétés qui en débordent, nous pouvons nous poser la question de ce que l’on veut savoir. Combien d’informations auxquelles nous sommes exposés dans une journée vont a nous apporter un supplément dans nos vies ? Quelles informations sont vraiment importantes pour notre épanouissement ? Toutes les autres informations occupent donc nos pensées sans aucun bénéfice, voire même l’inverse.



Puisqu’il n’existe pas un complotisme mais bien une diversité de complotismes, avec des individus plus ou moins adeptes des théories, comment se positionner face à quelqu’un d’indécis ?


L’élément qui semble prédire le mieux l’adhésion à une théorie du complot est le fait d’avoir déjà cru à une théorie du complot. Il existerait donc un mode de pensée « conspirationniste » qui conduirait certaines personnes à interpréter les événements à l’intérieur d’un système de croyances préexistant. Les informations sont traitées de façon à faire émerger des schémas et des connexions entre événements et à établir des liens de causes à effets.


Vous aurez donc compris que quelqu’un d’indécis montre déjà des traits de pensée qui le protègent d’une adhésion à une théorie du complot : ouverture d’esprit et besoin moins fort de clôture cognitive.


Valoriser l’erreur et l’incertitude de façon générale me parait être une démarche saine pour la vie mentale. Lorsque nous avons appris à faire du vélo nous n’y sommes pas arrivés du premier coup. Nous n’avons probablement pas été puni parce que nous étions tombés. C’est cela une erreur. Ce n’est pas une faute. On identifie ce qui n’a pas fonctionné et on essaye de faire mieux pour le nouvel essai. Ainsi, on limite la culpabilité inutile que l’on s’inflige avec son lot de souffrance morale et on s’abstient d’accuser les autres même lorsque nous sommes persuadés qu’ils sont dans l’erreur.

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